Raconte-moi une histoire

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À la page 367 de mon livre d’histoire emprunté à la BLSH, les mots gisent tristement sur la page afin de m’apprendre des faits et des dates sur des événements oubliés depuis longtemps. Je reste stoïque devant les faits, le temps est long en période d’étude. Il ne faut pas s’émouvoir devant tant de haine, il faut mémoriser. Il faut apprendre par cœur afin que mon école conserve son rang au sein de l’excellence des résultats académiques. Il faut se souvenir si on veut qu’à la fin du dernier semestre, avec notre chapeau de finissant pas tout à fait adapté à la grosseur de notre tête, quand on serrera enfin la main du recteur sur une scène devants nos parents qui auront cherché un stationnement pendant 25 minutes et qui auront attendu pendant 2 heures pour nous voir 30 secondes recevoir ce fameux diplôme, la voix dans le micro dise «mention d’excellence».

Dans mes cours universitaires, j’étudie sagement les dates, les noms, les lieux, les histoires, les raisons, les pourquoi. J’apprends même les phénomènes phonétiques. J’apprends que le mot «stellam» (étoile), du latin classique, devient «estela» en latin tardif. On s’imagine la suite, on n’en parlera pas, trop de matière à couvrir. J’apprends les guerres, les débarquements, les chicanes, les querelles, les noms, les lieux, les dates. Surtout les dates.

J’ai beau tout apprendre sur les horreurs du passé, j’ai quand même plus peur d’avoir une mauvaise note que je n’ai peur de la violence humaine. J’ai peur de mon échec personnel plus que je n’ai peur de notre échec collectif en tant que société. Plus peur d’avoir un E ou un F. C’est terrifiant. Tout ça parce que je dois conserver mon excellente moyenne pour obtenir du financement et être en mesure de continuer mes études et ainsi espérer peut-être devenir un être humain qui contribuera à la société. (Ce qui voudrait dire que j’aurais réussi ma vie.)

Contribuer à la société. C’est un concept encore assez flou pour moi. On ne m’a pas appris comment faire ça à l’école. Mais ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave parce que mes parents vont être fiers de leur petite fille qui a fait des études universitaires et dont la moyenne générale est de feu. Fiers de leur petite créature qui se soumet gentiment au système de classement. Alors performe petite fille, agonise dans ton bouquin et oublie de t’inquiéter à propos des armes à feu, des mass shooting, des jeunes femmes de 23 ans qui meurent sous les coups d’un inconnu en furie, des insultes lancées à une musicienne qui a osé porter des jeans dans un gala, du slut shaming, de la culture du viol, de la culture du silence, de la responsabilisation des victimes. Don’t be inquiète.

Au lieu de te demander «où est passé l’amour?» tu te demanderas quelle était la moyenne du groupe pour te comparer mieux. Tu feras tes lectures pour ton projet de maîtrise qui ne changera certainement pas le monde en pensant à Nelligan et en te demandant si l’internement n’est pas la solution pour toi aussi. Tu feras de ta vie personnelle un jardin de givre.

Maintenant tourne à la page 368 et ferme les yeux sur la misère du monde encore un peu. Ça entre mieux dans la mémoire quand on récite les mots sans regarder. Tu liras tout cela 2 fois, 3 fois, 4 fois sans jamais saisir l’ampleur des dégâts et sans considérer les vies humaines et les casualties parce que c’est plus important de se concentrer et d’obtenir ce A+ avec une petite étoile à côté pour te récompenser d’avoir été une bonne fille qui entre dans les critères de la grille de corrections.

Et demain, après ton exam, tu récompenseras ton travail acharné avec quelques pichets et tu pourras enfin, pendant quelques secondes, tout oublier. Oublier encore.

Oublier ce que tu as appris par cœur sans jamais le considérer vraiment.